Le retour à la normale n’est pas viable

D’après la mythologie grecque, Chiron était une créature mi-homme, mi-cheval, soit un amalgame de l’humanité et de l’animalité. Ce musicien et philosophe d’une grande sagesse était un puissant oracle, un astronome respecté et un enseignant innovateur. Il représentait l’homme de la Renaissance.

Sa légende tomba peu à peu dans l’oubli avec l’arrivée de la raison matérialiste, puis elle fut réanimée à la fin du XXe siècle via la médecine corps-esprit. En ces temps mouvementés, et tout comme durant la Renaissance, je constate le retour en force des artistes, des philosophes et des sages. De mon point de vue, il serait souhaitable d’éveiller les stratèges organisationnels et les leaders du monde des affaires pour qu’ils puissent s’inspirer auprès d’eux.

Je m’explique. En philosophie, le dualisme fait référence à l’existence de deux réalités de nature indépendante, comme le bien et le mal, le vrai et le faux, le chaud et le froid. Toutefois, cette opposition apparente nuit à la conciliation de principes qui sont perçus comme étant distincts. Dans les faits, ils se complètent dans leur interaction dynamique, rythmique et cyclique, comme c’est le cas pour la nuit et le jour, le Yin et le Yang, le corps et l’esprit ou le désagréable et l’agréable.

La pandémie COVID-19 nous le démontre clairement. Notre interconnectivité et l’expérimentation des polarités ou des forces contraires dans un contexte VICA — Volatile, Incertain, Complexe, Ambigu — permettent la mise en place de mesures de solidarité sociales, de serrage de coudes et d’initiatives qui ne sont rarement déployées en temps normal. Et pourtant…

«Il n’y a de bien et de mal que selon l’opinion qu’on a.» — William Shakespeare

S’inspirer de la collaboration des arbres et des organismes microscopiques

Saviez-vous que les arbres utilisent un vaste réseau souterrain de champignons pour communiquer entre eux afin de partager des ressources et de maintenir les forêts en bonne santé grâce à la présence d’arbres d’âges différents, appelés les arbres mères? Ainsi, si une réserve d’eau se trouve à proximité d’un arbre, celle-ci sera partagée systématiquement et librement via un réseau souterrain pour alimenter tous les autres arbres qui en auraient besoin.

«Les scientifiques pensent que 90 % des espèces végétales entretiennent des relations mycorhiziennes avec les champignons. Un réseau mycorhizien peut influencer la survie, la croissance, la santé et le comportement des arbres qui y sont liés. De plus, les arbres utilisent leur réseau pour communiquer et pour partager des ressources. Certains scientifiques l’appellent donc “l’Internet des arbres”».

Il existe donc une symbiose mutualiste entre les arbres et les champignons, contrairement à ce que l’on observe chez l’être humain qui privilégie, dans ses relations, le commensalisme (l’une des deux parties profite de la relation sans nuire à l’autre) ou une symbiose parasitaire (l’une des deux personnes vit aux dépens de l’autre).

Les récentes études démontrent que lorsque les arbres reçoivent des messages d’alerte de leur environnement, ils modifient leur morphologie (forme et structure), leur physiologie (fonctions) et leur biochimie afin de préserver la santé de la forêt. Ce que l’esprit humain rationnel tend à ignorer lorsqu’il veut combattre et vaincre l’ennemi pour reprendre ses activités normales le plus rapidement possible.

À ce sujet, et jusqu’à tout récemment, l’être humain percevait les microbes et les bactéries comme des ennemis, plutôt que des alliés qui assurent sa propre survie. Les découvertes fascinantes sur le microbiote intestinal en font foi, sans compter que plus de la moitié de notre corps n’est pas humain. La plupart des microbes sont logés dans notre système digestif, sur notre peau et dans notre bouche. Comme les arbres, nous avons aussi des microchampignons pour assurer la symbiose mutualiste et le bon fonctionnement de notre corps physique.

La dualité est un jeu de l’esprit

Retour - Homme avec des lunettes regardant son reflet dans la vitre

L’être humain est un réservoir de croyances, d’habitudes, d’émotions, de certitudes et d’histoires qui représente bien souvent un monde d’illusions. Les gens n’aiment pas et ne tolèrent pas l’inconfort de l’incertitude, le doute, l’inconnu, ni même le silence. C’est pourquoi nous comblons le vide, la perte et le manque avec des vérités, des informations ou des substances qui nous rassurent, nous engourdissent ou nous étourdissent, sans prendre soin de demeurer curieux et de mettre à jour, en continu, le disque dur interne de notre personne.

Nous savons aujourd’hui que la Terre n’est pas plate et que celle-ci tourne autour du soleil. L’espace et le temps absolus, selon Newton, sont aujourd’hui indissociablement liés dans un espace-temps déformable depuis Einstein. Les atomes dans la matière qui nous paraît pleine sont en fait vides à plus de 99 %. Et la plasticité du cerveau, qu’on nous disait être figée à jamais, a été démontrée comme étant exponentielle par les neurosciences au cours des 10 dernières années.

Le monde des affaires se conforte bien souvent dans des certitudes définitives et évite à tout prix le doute. À l’inverse, la science tend à considérer ses vérités et ses théories comme approximatives et provisoires pour stimuler le progrès. Oser la vulnérabilité, pour un leader, devient inconfortable et menace l’ego qui souhaite devenir et être reconnu comme un expert dans son domaine d’expertise.

De mon point de vue, retourner à la normale après la crise est un vœu pieux et non souhaitable, un faux sentiment de sécurité qui perpétue l’erreur de vivre les yeux fermés. Notre société a perdu son homéostasie physique, mentale, émotionnelle et spirituelle depuis trop longtemps. Notre animalité nous a fait perdre notre humanité.

Où est donc rendu notre sage centaure? Désirons-nous poursuivre l’écoute du son ahurissant ou de la cacophonie insupportable de la crise actuelle de génération en génération? En 2015, Bill Gates nous avait pourtant prévenus que nous n’étions pas prêts à faire face à la présente pandémie. Et aujourd’hui, il nous met aussi en garde afin de mettre en place ces trois mesures internationales dans la lutte contre le coronavirus et les suivants. Allons-nous nous rallier à cette idée cette fois-ci?

De mon point de vue, le confinement actuel permet d’ajouter du silence à notre portée, entre les blanches et les croches de l’existence humaine, et ce, pour créer une nouvelle symphonie mondiale. Avant la crise, la dépression était déjà la maladie du siècle. Le Québec est le plus grand consommateur d’antidépresseurs au pays et le Canada occupe le 3e rang mondial.

Qu’adviendra-t-il de tout cela pendant et après la crise? Nos leaders et nos entreprises sont-ils prêts à penser, à être et à agir différemment? Parce que selon le peintre Francis Picabia: «Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction». «Rien n’est vrai, tout est vivant», selon le poète Édouard Glissant.

Dès maintenant, j’invite les gestionnaires à accorder leur instrument de musique corps-cœur-esprit, comme le font les musiciens avant un concert, afin de faire résonner et non raisonner la musique du monde à l’intérieur de soi et en-dehors des festivals d’été qui n’auront pas lieu cette année.

La théorie de l’évolution de Darwin ou l’expression «Tu as tort et j’ai raison»

Comme vous le savez, l’environnement s’efforce constamment de retrouver l’homéostasie, soit l’équilibre. L’article publié par Boucar Diouf, Il «pleut» des virus sur la terre, est un rappel biologique à ne pas sous-estimer.

Bien que peu de gens connaissent l’origine et n’aient lu et saisi l’œuvre complète de Darwin, plusieurs connaissent l’expression «la survie du plus fort». Cependant, celle-ci est mal comprise, d’autant plus que la théorie de l’évolution — appelée la théorie de Darwin/Wallace en 1858 — ne reflète pas la vision ni les conclusions exprimées par Wallace, à savoir que sans l’arrangement délicat qui a été appuyé par la Société linnéenne à cette époque, l’accent aurait été davantage mis sur la coopération plutôt que sur la compétition.

Quelle différence cela fait-il, me direz-vous? Afin d’illustrer mon propos, utilisons l’analogie humoristique suivante qui est inspirée de l’histoire de deux campeurs ayant passé la nuit dans les bois. À leur réveil, les deux amis trouvent un ours dans leur camp. L’un commence à mettre ses chaussures et l’autre lui demande: «Pourquoi mets-tu tes chaussures? Tu sais bien que l’on ne peut pas courir plus vite qu’un ours.» Le premier lui répond: «Pourquoi me faudrait-il distancer l’ours? Il me suffit de courir plus vite que toi.»

Pourtant, la vie ne s’opère pas de manière hiérarchique et linéaire; elle est de nature relationnelle et fractale. La notion de compétition comme moyen de survie a été déformée, au fil du temps, par une interprétation erronée du sens étymologique grec qui est «être en concurrence», signifiant «fournir des efforts ensemble». Pour les anciens Grecs, la notion de concurrence voulait dire «tirer mutuellement profit des efforts déployés dans une réalisation commune afin d’améliorer ses propres capacités».

Un très bon exemple concret de la mise en application de cette nouvelle définition de la concurrence est cet incroyable sauvetage de 33 mineurs piégés à 800 mètres sous terre au Chili, en 2010. Dans ce TED Talk, la professeur Amy C. Edmondson partage les éléments qui ont été nécessaires pour transformer un groupe d’étrangers en une équipe multidisciplinaire réfléchie capable de relever avec agilité ce défi impossible.

J’en conviens et je suis d’accord avec vous: cet exploit qui a été réalisé dans la vraie vie ne survit pas dans nos organisations actuelles. Parce que lorsque la concurrence des idées contraires est vive et qu’elle défie le statu quo des certitudes de la culture organisationnelle, les adeptes du darwinisme académique rejettent les précédentes idées exprimées par Darwin lui-même, qui avait pris ses distances à cet égard dans les dernières années de sa vie.

Plutôt que d’insister sur la survie et la lutte, Darwin a redirigé toute son attention sur l’évolution de l’amour, de l’altruisme et des racines génétiques de la bonté humaine. Malheureusement, celle-ci fut ignorée et mise de côté, parce qu’elle défiait le modèle «bien-aimé». Il était préférable de dire que ces nouveaux élans étaient la conséquence de sa sénilité grandissante.

Et si Albert Einstein était vivant aujourd’hui, il reprendrait sûrement les mots de l’écrivain Milan Kundera: «l’ivresse de la relativité des choses humaines; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude.» Et il aurait ajouté pour exemple: «Placez votre main sur un rond brûlant une minute et ça vous semble durer une heure. Asseyez-vous auprès d’une jolie fille une heure et ça vous semble durer une minute. C’est ça la relativité.» «L’important n’est pas de convaincre [ici], mais de donner à réfléchir», selon Bernard Werber.

Mon espoir le plus cher est que cette crise passera à travers nous. Il n’est pas viable de le faire sans changer notre morphologie, notre physiologie et notre biochimie comme nous l’enseigne la nature lorsqu’elle détecte l’alerte dans son environnement.

Cette expérience humaine est transcendante et commune. Il n’existe que des frontières dans notre imaginaire et aucun virus ne s’en soucie guère d’ailleurs.

Et comme ma déformation professionnelle de coach le sous-tend, je vous invite à gargariser vos méninges de poésie pour faire émerger une prise de conscience qui s’inspirera de Victor Hugo:

«Heureux l’homme, occupé de l’éternel destin,

Qui, tel qu’un voyageur qui part de grand matin,

Se réveille, l’esprit rempli de rêverie,

Et, dès l’aube du jour, se met à lire et prie!

À mesure qu’il lit, le jour vient lentement

Et se fait dans son âme ainsi qu’au firmament.

Il voit distinctement, à cette clarté blême,

Des choses dans sa chambre et d’autres en lui-même;

Tout dort dans la maison: il est seul, il le croit;

Et, cependant, fermant leur bouche de leur doigt,

Derrière lui, tandis que l’extase l’enivre,

Les anges souriants se penchent sur son livre.»


Crédit photo à la une: Guilherme Stecanella
Crédit 2e photo: Laurenz Kleinheider

Nadine Beaupré

Nadine Beaupré est coach professionnelle certifiée (PCC) de l’International Coaching Federation, conférencière, praticienne de l’intelligence émotionnelle et de la psychologie positive au travail. En 2020 et selon Stratégies PME, elle a fait partie du top trois d’experts en gestion d’entreprise au Québec. Elle est coautrice du livre «Ma résilience en affaires», l’animatrice de sept émissions webtélé «Coach dans l’âme». Dès 2022, elle animera avec les enfants et les adultes, des ateliers de philosophie et de la pratique de l’attention, afin de favoriser le développement de la pensée critique et du discernement.

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Intrapreneur-e

Intrapreneur-e est une entreprise québécoise qui se spécialise dans le coaching de gestion et de la carrière, le développement des compétences et le leadership organisationnel pour les PME et les grandes entreprises.


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